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Richard Wagner
Rienzi, der letzte der Tribunen | Rienzi, le dernier des tribuns
En guise d’introduction, amusons-nous à explorer les sources de cet opéra trop souvent tenu pour négligeable du corpus wagnérien (de la faute même de son auteur qui l’excluait de Bayreuth). Il était une fois… Mary Russell Mitford (née en 1787) qui, après quelques poèmes puis de vastes recueils de contes, serait l’auteure de plusieurs tragédies, dont Rienzi, représentée sur le territoire britannique en 1828. Il était ensuite… l’homme d’État anglais Edward Bulwer-Lytton (né en 1803), réformateur surnommé Radical Dandy, également homme de presse, poète, dramaturge et romancier productif, avec une trentaine d’ouvrages explorant tour à tour les veines picaresques, satiriques, réalistes, sociales, noires (occultes), historiques et jusqu’à l’anticipation utopique (The Coming Race, 1870) ; à cette dernière, il faut compter Harold, the Last of the Saxons (1848), Richelieu (1839), The Last Days of Pompeii (1834) et Rienzi, the last of the Roman tribunes, paru l’année suivante. Il était enfin… un certain Richard Wagner de vingt-quatre ans (1837) : jeune compositeur largement inspiré par le mouvement Junges Deutschland, il lit un article du dramaturge et critique allemand Heinrich Laube – ami de l’essayiste Christian Wienbarg, grand chantre, précisément, dudit mouvement (avec Aesthetische Feldzüge : dem jungen Deutschland gewidmet, 1834, notamment) – à propos de la traduction allemande (Bärmann) de Rienzi. Il se procure immédiatement le roman dont il décide vite de faire un opéra, Rienzi, der letzte der Tribunen.
Wagner achève le livret en novembre 1838, dans un style où certains commentateurs ont vu les influences de Spontini et de Meyerbeer. Pourtant, les figures wagnériennes à venir sont déjà présentes, n’en doutons pas. Ainsi du personnage d’Irene, initialement la maîtresse de Rienzi, que le compositeur préfère montrer comme sa sœur, le politicien ne laissant pas entraver sa route par l’attachement amoureux et prenant plutôt appui sur l’amour angélique et fraternel au nom duquel il admet cependant de se battre s’il le faut ; bref, la rédemption par l’amour pur, qui hante bien des pages de Wagner, est au rendez-vous.
Si le livret est prêt, encore faut-il écrire la musique.
La composition est retardée par plusieurs circonstances. À Riga où il est chef de fosse pendant l’hiver 1838/39, Wagner souffre d’une fièvre typhoïde qui met en panne son projet. L’été suivant, alors qu’il fuit vers Londres, le musicien est à ce point impressionné par une tempête en mer qu’il imagine le futur fliegende Holländer, son prochain ouvrage, dont le travail commencerait dès le printemps 1840. À Londres, la rencontre souhaitée avec le romancier Bulwer-Lytton (père de Rienzi) n’aura pas lieu. Après avoir pu s’entretenir à Boulogne-sur-Mer avec Meyerbeer, Wagner prend pour argent comptant sa promesse de tout mettre en œuvre pour jouer Rienzi à l’Opéra de Paris, et s’installe en France à la mi-septembre. L’hiver 1839/40 révèlera peu à peu que les mots de Meyerbeer n’étaient que paroles en l’air. Le compositeur écrit à Frédéric-Auguste II, qui avait succédé au royaume de Saxe quatre ans plus tôt, dans l’espoir de trouver quelque appui à la création de son Rienzi à Dresde. Alors que la vie à Meudon s’avère ruineuse, sans guère de moyen de subsistance, et dans la déprime de voir son œuvre rejetée, impossible de se pencher efficacement sur le projet suivant, Le vaisseau fantôme. Mais sa lettre au roi ne serait pas inutile, puisque le directeur de l’opéra dresdois s’engage, au printemps 1841, à créer l’ouvrage.
C’est chose faite, le 20 octobre 1842… non sans concessions, puisque la censure exigea de nombreux aménagements et quelques coupures ; tant qu’il ne s’agit pas de modifier vraiment la trame musicale, Wagner accepte tout. Défiant ses craintes, le public fait fête à Rienzi qu’il salue d’un bon quart d’heure d’applaudissements dont la rumeur atteint vite Leipzig, laquelle donne bientôt donne l’opéra en version de concert. Septembre 1847 affiche la première berlinoise de Rienzi dont l’auteur, qui s’était entre-temps fait connaître du public par Der fliegende Holländer (1843) et Tannhäuser (1845), écrivait alors Lohengrin. Encore tout jeune homme, le virulent critique conservateur, futur ennemi de Wagner, Eduard Hanslick avouerait son admiration pour Rienzi qu’il découvrir lors de ces représentations. À Berlin, l’ouvrage connaît encore le succès. Pourquoi disparaît-il du répertoire ?
Parce qu’au moment des émeutes du printemps 1849, Wagner montre trop clairement sa sympathie pour l’Union Patriotique, à travers un discours dangereusement engagé, publié par le Dresdner Anzeiger. Dès lors, le compositeur est considéré comme un redoutable anarchiste. Le tribun Rienzi, lui-même révolutionnaire, corrobore cette opinion de la noblesse qui fait interdire l’opéra. Vingt-trois ans plus tard, Wagner assistera à la première viennoise de Rienzi, de piètre qualité selon lui, de même qu’à la création italienne (Bologne), en 1878, de son « braillard » – ainsi désigne-t-il l’ouvrage dans une lettre de 1845, ce qui laisse présumer qu’il ne lui accorda finalement que peu d’importance, comme son exclusion (déjà évoquée) de Bayreuth le confirme.
Aujourd’hui ?
Outre le peu d’intérêt généralement porté aux ouvrages dits « de jeunesse » de Wagner, Rienzi, qui fit grande impression sur un Hitler de seize ans (Linz, 1905), fut si étroitement associé au decorum du IIIe Reich qu’il est implicitement convenu de le négliger. C’est précisément un des mérites de cette production filmée l’an dernier à la Deutsche Oper de Berlin que d’interroger Rienzi à travers sa récupération idéologique même. Philipp Stölzl, qui signe la mise en scène mais également la scénographie avec la complicité d’Ulrike Siegrist, d’Ursula Kudrna et de Kathi Maurer, montre l’exaltation du fanatique politique capable de soulever les foules comme le désaveux du peuple qu’avec cynisme il instrumentalisa pour accéder au pouvoir. L’Ouverture révèle une vaste vue de montagne derrière une grande baie vitrée, vraisemblablement inspirée de la Kehlsteinhaus (au dessus de Berchtesgaden) telle que représentée par Sokourov dans son film Молох (1999). De fait, le dispositif est directement signifiant, montrant un dictateur esthète, sorte de pantin bouffi, tandis que la baie se fait écran où se succèdent des informations des années trente sur quelques clins d’œil (Chaplin, surf cosmique sur les cimes, etc.). De même croise-t-on une Eva Braun / Gretchen. Bientôt descend un décor urbain où s’enchevêtre, à la façon de Beckmann, une plèbe à prothèses faciales qui emprunte à Dix (robe de Der Journalistin Sylvia von Harden, entre autres difformités). L’action convoque les armes, bien sûr, mais encore les outils de la propagande, comme la photographie people et l’actualité filmée, etc., au service d’une doctrine sans appel : si les nobles, qui ont juré, se parjurent ensuite, c’est qu’ils sont ignobles, et s’ils ont juré d’abord, c’est qu’ils avaient peur de mourir, donc qu’ils étaient ignobles de toute façon.
L’impressionnante largeur du cadre de scène de la maison de Charlottenburg (située au coin de la Richard-Wagner-Straße et de la Shakespeare-Platz, vaste programme) est un atout indéniable dont Stölzl use avec maestria, dans la direction des scènes de chœur comme dans l’invention d’espaces et de climats chargés de sens. Abandonnant Молох, c’est vers Hirschbiegel et Der Untergang (2004) qu’il place la fin de la représentation, avec son bunker hyperréaliste et le plan d’un nouveau Berlin rêvé par Speer pour le Führer, Das Neue Roma. La tentative d’assassinat marque une rupture décisive dans un Te Deum venu de nulle part, après lequel le temps s’arrête, les attitudes se figent, au ralenti, le film – la « projection », miroir brisé… – déraille dans l’effondrement du délire totalitaire.
À la tête du Deutsche Oper Berlin Orchester et des chœurs maison, Sebastian Lang-Lessing signe une version nuancée et majestueuse de Rienzi dont il ne force jamais le geste musical, volontiers ample. Proche de la dramaturgie, il en pointe efficacement les affres, comme cette hystérie latente dès l’Ouverture, « conscientisant » la fureur fébrile du héros, et joue en musique « sur les nerfs » de l’auditeur, comme l’eut dit Nietzsche (autre furieux, en son genre).
La distribution n’est pas en reste. Les chanteurs réunis servent magnifiquement l’étrange italianità germaine de l’œuvre. Ainsi du baryton-basse Krzysztof Szumanski, ferme Orsini, de la basse Ante Jerkunica qui offre un timbre sain et un chant précisément mené à Colonna [lire notre chronique du 10 mars 2011], et du vaillant Baroncelli confié au ténor lyrique Clemens Bieber. Autre rôle masculin, Adriano fut conçu pour mezzo-soprano. Aussi retrouvons-nous avec plaisir l’américaine Kate Aldrich, d’une parfaite efficacité [lire nos chroniques des 4 décembre 2005, 30 septembre 2008 et 30 septembre 2009], dont l’égalité de l’émission sur la totalité de la tessiture fait ici merveille (comme en témoigne la cabalette avec Irene, duo proprement bellinien. Autre bonheur du cast, la présence de la wagnérienne Camilla Nylund [lire notre critique du DVD Tannhäuser filmé dans la même salle, et nos chroniques des 7 novembre 2009 et 13 août 2011] qui sert Irene d’un chant opulent richement coloré. Enfin, avançant une détermination froide comme un tank, le Rienzi de l’excellent Torsten Kerl est ferme, tonique, précis pour le chant, lumineux et héroïque à souhait pour la nature de la voix.
Ce produit survient comme l’occasion rêvée de faire connaissance avec une œuvre délaissée. Il contredit aisément le mauvais bon mot d’Hans von Bülow selon lequel Rienzi serait « le meilleur opéra de Meyerbeer », assurément.
BB